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Arkéa: les dirigeants rémunérés en toute illégalité

Arkéa: les dirigeants rémunérés en toute illégalité

17 février 2020 Par Laurent Mauduit

Le PDG de la banque, Jean-Pierre Denis, et le directeur général (démissionnaire) Ronan Le Moal se sont partagé de 2010 à 2018 près de 8,2 millions d’euros de rémunérations variables, ce que la loi de 1947 portant statut de la coopération interdit.

La délirante guerre de sécession que le PDG de la banque Arkéa, Jean-Pierre Denis, a engagée depuis près de trois ans pour rompre avec le Crédit mutuel est en passe d’échouer. Mais à cette crise majeure que traverse l’établissement breton s’en ajoute une autre : Mediapart a découvert que les deux principaux dirigeants de la banque, Jean-Pierre Denis, et le directeur général, Ronan Le Moal, perçoivent depuis 2008 des rémunérations variables que la loi interdit pour les établissements coopératifs.

Pour essayer de sauvegarder ces rémunérations auxquelles il ne peut prétendre, Jean-Pierre Denis, auquel la Confédération du Crédit mutuel a adressé voici quelques mois un courrier lui enjoignant de respecter la loi, a décidé d’engager une réforme des statuts de la banque – réforme qui lui permettrait de contourner cette loi et lui conférerait tous les pouvoirs, mais qui reléguerait Ronan Le Moal à un rôle subalterne. C’est la raison secrète qui a conduit ce dernier à présenter en début de semaine sa démission. Bref, l’aventure sécessionniste s’achève de manière pitoyable, sur fond de bataille d’argent et de pouvoirs entre les deux principaux responsables de la banque.

Ce n’est certes pas la première fois que Jean-Pierre Denis fait parler de lui et de ses rémunérations. Même si la banque qu’il dirige, de dimension régionale, n’est pas de taille à rivaliser avec les très grands établissements nationaux, il est l’un des banquiers les mieux payés du pays. Nous y avions d’ailleurs déjà consacré une enquête, relevant qu’en 2016 et 2017, il avait perçu pour chaque exercice les rémunérations mirobolantes, fixes et variables, de près de 1,6 million d’euros.

Jean-Pierre Denis avait alors gagné (en fixe et variable), en 2016, plus que le patron d’ArcelorMittal, Lakshmi Mittal (1,4 million) ; le PDG de Safran, Philippe Petitcolin (1,3 million) ; le PDG de Legrand, Gilles Schnepp (1,1 million) ; ou encore le PDG d’Orange, Stéphane Richard (1,5 million). Une petite banque donc, mais une rémunération colossale.

Le directeur général d’Arkéa, Ronan Le Moal, lui aussi était couvert d’or puisque ses rémunérations fixes et variables ont atteint la même année à peine moins de 1,3 million d’euros. Ce qui est tout aussi sidérant. D’autant plus sidérant que, selon nos informations, les rémunérations fixes et variables du patron du Crédit mutuel, Nicolas Théry, ne dépassent pas… 700 000 euros. En clair, le patron de la banque bretonne gagnait plus du double du salaire du patron de la Confédération nationale.

Mais, à l’époque, il y avait un détail qui nous avait échappé – comme d’ailleurs à tout le monde : une banque coopérative est soumise à des obligations légales en matière de rémunérations, qui sont beaucoup plus draconiennes que celles des banques commerciales classiques. Ces obligations découlent de la loi du 10 septembre 1947, portant statut de la coopération. L’article 6 stipule : « Les fonctions de membre du conseil d'administration ou de membre du conseil de surveillance sont gratuites et n'ouvrent droit, sur justification, qu'à remboursement de frais, ainsi qu'au paiement d'indemnités compensatrices du temps consacré à l'administration de la coopérative. L'assemblée générale détermine chaque année une somme globale au titre des indemnités compensatrices. »

L'article 15 stipule en outre ceci : « Les directeurs ou gérants ne pourront être rémunérés au prorata des opérations effectuées ou des bénéfices réalisés que si ce mode de rémunération est prévu aux statuts, qui, dans ce cas, devront préciser que le conseil d'administration fixera, pour une durée n'excédant pas cinq ans, le maximum de rétribution annuelle. »

Autrement dit, les rémunérations fixes sont assimilées « au paiement d'indemnités compensatrices du temps consacré à l'administration de la coopérative » autorisées par la loi. Mais ce n’est évidemment pas le cas de la rémunération variable, qui est adossée aux résultats et aux performances de l’entreprise et que l'article 15 de la loi interdit, sauf si le cas est prévu par les statuts, ce qui n'est pas le cas pour Arkéa.

Les dirigeants de la banque Arkéa sont donc dans l’illégalité depuis qu’ils ont pris leurs fonctions, en 2008. Au fil de ces derniers mois, cela a alimenté des rumeurs récurrentes au sein de la banque. Le bruit a même couru que la Confédération nationale du Crédit mutuel (CNCM) avait demandé aux dirigeants d’Arkéa de respecter la loi. Finalement, alerté par un cadre  de la maison, nous avons eu accès à une copie d’un courrier adressé le 15 janvier par Pierre-Édouard Batard, directeur général de la Confédération, à Jean-Pierre Denis et Ronan Le Moal, courrier qui est complété par une note juridique.

Voici ce courrier et cette note juridique :

    Document essentiel, à consulter sur le site Mediapart,

    Véritable cours de Droit sur la loi de 47

     A connaître par cœur pour tout juriste, avocat, magistrat...

Une réforme des statuts pour convenance personnelle

Dans ce courrier, son auteur informe les deux destinataires de la résolution votée le 8 janvier par le Conseil confédéral de la banque : « [Le conseil] constate le manquement avéré à cette loi de la politique de rémunération des président et dirigeants effectifs du Crédit mutuel Arkéa, et demande à ce que cette situation de non-conformité soit résolue d’ici la prochaine assemblée générale annuelle de la caisse interfédérale. Il invite le Crédit mutuel Arkéa à faire part de ses intentions avant le prochain conseil fédéral de mars. » En clair, c’est un ultimatum, et l’échéance est fixée le 4 mars.

Pour les deux principaux dirigeants d’Arkéa, cette sommation est pour le moins embarrassante, car ils ont empoché des sommes considérables, en toute illégalité, depuis leur prise de fonction, en 2008. Pour la période qui va du 12 septembre 2008, date d'entrée en fonction de Jean-Pierre Denis et Ronan Le Moal, à fin 2009, il n'y a pas de trace de rémunérations variables dans les documents de référence de la banque. Dans le tableau qui présente leur rémunération dans le document de référence de 2010, il est indiqué « n/a » pour les années 2008 et 2009, dans la colonne des rémunérations variables, sans que l’on puisse comprendre si « n/a » veut dire « néant » ou « non transmis ». Mais ensuite, en compulsant tous les documents de référence des années suivantes, on parvient à reconstituer les rémunérations variables perçues par les deux dirigeants.

Pour Jean-Pierre Denis, ces rémunérations variables sont les suivantes : 150 000 euros en 2010 ; 165 000 euros en 2011 ; 199 091 euros en 2012 ; 156 758 euros en 2013 ; 442 700 euros en 2014 ; 300 182 euros en 2015 ; 1 060 000 euros en 2016 ; 1 033 425 euros en 2017 ; et 1 060 000 euros en 2018. Au total, Jean-Pierre Denis s’est donc servi sur ces huit exercices la somme de 4 567 156 euros auxquels il ne pouvait pas légalement prétendre.

Pour Ronan Le Moal, ces rémunérations variables sont les suivantes : 118 877 euros en 2010 ; 130 000 euros en 2011 ; 160 817 euros en 2012 ; 125 408 euros en 2013 ; 389 586 euros en 2014 ; 240 162 euros en 2015 ; 850 000 euros en 2016 ; 828 415 euros en 2017 ; et 850 000 euros en 2018. Au total, Ronan Le Moal s’est donc servi sur ces huit exercices la somme de 3 693 265 euros auxquels il ne pouvait légalement pas plus prétendre.

CQFD ! Pour les deux dirigeants, on arrive donc bel et bien à une somme globale supérieure à 8 millions d’euros sur ces neuf exercices, soit, pour être précis, 8 260 421 euros.

Mediapart a donc interrogé Jean-Pierre Denis et Ronan Le Moal pour savoir s’ils entendaient restituer les sommes qu’ils avaient indûment perçues (on trouvera sous l’onglet « Prolonger » associé à cet article toutes nos questions). La chargée de communication d’Arkéa nous a apporté en leur nom cette réponse : « La fixation de la rémunération des principaux dirigeants du groupe Arkéa respecte tant le droit des sociétés coopératives que le droit des sociétés et le droit bancaire. À cet égard, la loi de 1947 n'interdit nullement les rémunérations variables pour les dirigeants. La fixation de ces rémunérations est par ailleurs encadrée par une gouvernance stricte et ces rémunérations sont rendues publiques. Elles font également l'objet d’un audit par les commissaires aux comptes. En 2019, une mission d'audit a, par ailleurs, été conduite par des réviseurs coopératifs indépendants qui n'ont fait aucune remarque sur ces aspects. Les conditions de fixation de la rémunération des dirigeants du groupe Arkéa datent de plusieurs années, aucune modification récente n'a été effectuée. L'ensemble des éléments est par ailleurs transmis aux régulateurs bancaires qui n'ont exprimé aucune observation particulière. »

En somme, Arkéa nous a apporté les mêmes réponses que celles fournies à la Confédération, mais que la note juridique réfute méthodiquement point par point.

Il y a d’ailleurs un signe qui vient confirmer l’inquiétude de Jean-Pierre Denis de voir lui échapper une partie (la plus grosse !) de sa rémunération – preuve qu’il n’est sans doute lui-même qu’à moitié convaincu de la solidité juridique de sa situation : il a choisi à la hâte d’engager une réforme des statuts d’Arkéa. Et la réforme, dont on ne connaît pas encore le détail, semble avoir un but essentiel : contourner la loi de 1947 à son profit.

En sa qualité de président du conseil d’administration du groupe Arkéa, Jean-Pierre Denis vient en effet de faire voter en urgence, et sans documents préalables, les conseils d’administration des fédérations du Sud-Ouest et de Bretagne (les deux plus grosses entités d’Arkéa) sur la possibilité d’avancer vers de nouveaux statuts. En résumé, le groupe passerait de la gouvernance actuelle, adossée à un conseil d’administration (dont Jean-Pierre Denis est le président) et d’une direction générale (poste occupé jusqu’en début de semaine par Ronan Le Moal) à une nouvelle gouvernance (bien peu mutualiste !), adossée à un conseil de surveillance et un directoire.

L’intérêt de ce basculement est transparent : s’il devient le président du directoire, Jean-Pierre Denis peut garder sa rémunération variable (plus de 1 million d’euros sur 1,6), à la condition qu’elle soit prévue dans les statuts. En revanche, aux termes de la loi, pour le président du conseil de surveillance, l’interdiction est absolue.

Le combat de Jean-Pierre Denis a donc subitement changé de nature. Pendant près de trois ans, il a ferraillé contre la Confédération et joué sur le registre bretonnisant, pour essayer de faire scission. Et puis, maintenant que son projet a échoué, il se bat d’abord pour lui-même. « Ce qui était un projet d’indépendance est devenu un projet de préservation de son portefeuille », ironise un très bon connaisseur du dossier. 

L’autre avantage d’une réforme des statuts pour Jean-Pierre Denis, c’est qu’il concentrerait tous les pouvoirs, encore plus que par le passé, et qu’il deviendrait quasi indéboulonnable : alors que l’actuel président du conseil d’administration d’Arkéa peut être démis de ses fonctions par le seul vote de cette instance, qui comprend 20 personnes, un président de directoire ne peut être révoqué que par un vote en assemblée générale, rassemblant donc toutes les caisses locales.

À défaut d’avoir réussi son projet d’indépendance, Jean-Pierre Denis a peut-être trouvé avec la réforme des statuts le moyen de faire coup… triple : pour devenir irrévocable, pour être tout-puissant, et pour rester richissime. Dans tous les cas de figure, le projet du président d'Arkéa apparaît pour ce qu'il est : une réforme des statuts pour convenance personnelle. Selon un dirigeant de la banque, Jean-Pierre Denis s'apprêterait même à arguer que cette réforme est nécessaire du fait de l'injonction… de la Confédération !

Le seul hic dans l’histoire, c’est que dans cette nouvelle gouvernance, Ronan Le Moal perd sa place, puisque Jean-Pierre Denis concentrerait tous les pouvoirs. Selon de très bonnes sources, c’est d’ailleurs la vraie raison pour laquelle il a présenté sa démission en début de semaine.

En privé, Ronan Le Moal a souvent dit que si le projet d’indépendance d’Arkéa finissait par s’enliser, il en tirerait les conséquences et partirait. Très bon connaisseur de tout ce qui se passe en Bretagne, le directeur de l’information du Télégramme, Hubert Coudurier, le relevait voici quelques jours par un tweet. Mais la réorganisation voulue par son ex-ami Jean-Pierre Denis ne laisse, de toute façon, plus aucune place à Ronan Le Moal. D’où l’annonce de son départ. Selon de bonnes sources, les relations entre les deux dirigeants s'étaient très fortement dégradées ces dernières semaines – on comprend mieux désormais pourquoi.

Interrogé par Mediapart, Bruno Grall, délégué syndical CFDT d’Arkéa, ne cache pas sa sidération : « Les administrateurs salariés CFDT se sont abstenus lors des votes sur les modifications de statuts. Ils ont bien fait ! On ne prend pas de position à la va-vite, sans analyse d'un document de près de 15 pages remis sur table. De plus, ces modifications vont bouleverser durablement la gouvernance de l'entreprise Crédit Mutuel Arkéa. Les élus du personnel vont prendre le temps de comprendre ce qui se cache derrière tout ceci. Nous nous étonnions du départ inattendu de Ronan Le Moal, nous continuons de nous étonner de l'urgence avec laquelle sont menées ces modifications substantielles de notre entreprise mutualiste. Le comité social et économique central se réunira la semaine prochaine, le 19 février ; ce point est à l'ordre du jour. »

La morale de cette histoire sans queue ni tête, où une banque est plongée dans des turbulences sans fin, d’abord pour des questions d’ego puis pour des raisons de gros sous, c’est sans doute dans Les Échos du 14 février qu’on la trouve. À l’occasion d’un entretien, Andrea Enria, qui est le président du conseil de surveillance prudentielle de la Banque centrale européenne, c’est-à-dire le gendarme en chef des banques de la zone euro, lance un cri d’alarme sur la gouvernance des banques. Depuis la crise financière, observe-t-il, « la gouvernance est le seul domaine dans lequel on a observé une détérioration ». Arkéa est sûrement un très intéressant cas d’école…

Tag(s) : #Article de presse, #Article de presse WEB
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